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La curiosité est un vilain défaut…

Imaginez que vous receviez 20 000 euros, mais que ces 20 000 euros mettent à l’épreuve le pire de vos défauts, la curiosité ?

Curiosité, Photo by Emma Tsui on Unsplash

Oh mon dieu, cette journée a été horrible. C’est fou comme certaines journées, tous les problèmes s’accumulent. D’abord ce fichu métro qui m’a mise en retard. Ensuite, le fichier sur lequel je travaille depuis des mois qui plante, tous mes fournisseurs qui me font faux bond. 

Je pensais que j‘allais enfin pouvoir me détendre pendant ma pause déjeuner, mais non ! Ma collègue Marie m’annonce qu’elle part, elle nous quitte, elle suit son conjoint en province. Ce n’était pas le jour pour m’annoncer une chose pareille. Je n’ai pas envie de la perdre ma petite Marie, elle était le petit rayon de soleil de ce bureau. Oh bien sûr, j’ai souri et je l’ai félicité. Oui, j’ai caché ma peine sous une tonne de bons sentiments, comme je sais si bien le faire. 

Depuis cette annonce, je suis vide à l’intérieur. J’ai poursuivi mes tâches quotidiennes machinalement, en ne rêvant que du moment où je pourrais enfin m’asseoir dans mon canapé avec un verre de vin rouge. 

Mais ça aurait été bien trop simple ? Pas vrai ? Je passe la porte de mon studio, mes chaussures font un drôle de bruit, ploc, ploc… Mes yeux se tournent vers le sol, l’eau commence déjà à atteindre mes chaussettes à travers mes baskets. Tuez-moi ! Qu’ai-je fait dans une autre vie pour devoir subir ça aujourd’hui ? 

Je soupire, je me sens incapable de gérer ça ce soir. C’est bête, mais j’ai presque envie de patauger jusqu’à mon canapé, et m’y affaler. Où sont les hommes quand on en a vraiment besoin. Je n’ai aucune idée de comment me débarrasser de toute cette eau. D’où vient-elle ? 

J’envoie un message à mon ex. Nous avons gardé contact et généralement, il est toujours là pour les plans galère de ce genre. Il répond presque dans l’instant, il est occupé, désolé. Ah bah oui, tu peux être désolé !! Je fais quoi moi maintenant ? 

Voilà que maintenant je commence à sangloter, je m’adosse à ma porte et un torrent de larmes s’écoule sans interruption. La pièce devient de plus en plus sombre, le soleil se couche. Je n’ose pas allumer la lumière, je tiens un peu à la vie tout de même… 

Mes sanglots se font plus rares, j’enlève mes chaussures et j’avance pieds nus dans les quelques millimètres d’eau qui recouvrent le sol de mon appartement. J’attrape dans le placard plusieurs serviettes que je jette sur le sol. L’eau commence à s’éponger doucement. Cinq serviettes plus tard,  le sol est juste humide, la pataugeoire est un mauvais souvenir. Mais pour combien de temps. 

Je jète les serviettes dans l’évier, en vociférant. J’ouvre le placard où se trouve la machine à laver et… J’en ai le souffle coupé, la machine est littéralement éventrée en deux. Comment est-ce possible ? C’est une blague ? C’est criminel, c’est sûr ! 

Je prends une photo, et je m’assois sur mon canapé pour observer cette curieuse panne… Comment ? J’envoie la photo à tout mon entourage proche pour me plaindre. La réponse de mon père ne tarde pas, “Mais que s’est-il passé ? Qu’as-tu fait pour la rendre ainsi ?”, si je le savais papa, si je le savais… 

Mes proches ne sont pas d’un grand secours, alors je pose une petite plainte avec la photo sur facebook. Je hais ma vie ! 

Il va falloir que je la remplace, elle n’est plus sous garantie… Et pour rentrer dans un placard, les modèles ne sont qu’au nombre de deux, et les prix s’envolent. Mes vacances commencent dans deux semaines, moi qui voulait tellement en profiter… 

Aller, j’ouvre le placard en quête d’une bouteille de vin. Le dit breuvage est absent. Je m’affale la tête dans les coussins. Demain est un autre jour. 

Les deux semaines qui suivent sont à l’image de cette journée maudite. Chaque jour, je reviens sur l’histoire de cette machine à laver. J’ai même montré la photo au vendeur qui m’a conseillé sur ma nouvelle machine à laver. 

Ce qu’il s’est passé, je n’en ai aucune idée.

Ce matin, j’ai vérifié mes comptes et je n’ai que trois cent euros à dépenser pour mon voyage d’une semaine en Crète. Je vais encore être la rabat-joie, celle pour qui on se prive, celle qui préfère les piques niques, qui préfère une bouteille de vin sur la plage plutôt que des cocktails en terrasse. Qu’est-ce que j’aimerais être celle qui paie des tournées, un jour ! 

Le soir, je rentre et une enveloppe en kraft m’attend dans ma boîte aux lettres. Je la fais tourner entre mes doigts, qu’est-ce que ça peut être. Hum, je ne reconnais pas l’écriture. Je suis curieuse, j’ai hâte de découvrir ce qu’elle contient. 

Non pas dans le hall de mon immeuble, je vais attendre d’être dans mon petit cocon. Je monte les marches quatre à quatre, la porte peine à s’ouvrir. Allez, bon sang ! 

Je n’ai même pas mis un pas à l’intérieur que mes phalanges commencent déjà à déchirer le papier brun. 

Une lettre, et un carnet noir. Étrange…

La couverture est étrangement lourde. Le cuir qui le recouvre est de bonne qualité, il sent bon. Je l’ouvrirai plus tard, je vais lire la lettre d’abord. 

“Emilie, 

Il y a eu des jours meilleurs pour toi. Si l’argent va et vient, sache que le plus important est de ne jamais perdre de vue ton soleil intérieur et ton identité. 

Jète un coup d’œil à ton compte en banque maintenant. Oui maintenant, ne tarde pas. Sinon, tu ne comprendras pas. 

(je continue de lire, je verrais ça plus tard.)

Qui suis-je ? Tu ne le sauras pas. 

Pourquoi cette somme d’argent ? Pour t’enseigner une petite leçon. 

D’où vient cet argent ? Quelle est son histoire ? Tu ne le sauras qu’en lisant l’intégralité du carnet. 

Ne souris pas trop vite, à chaque fois que tu ouvriras le carnet, que tu en tourneras une page, cinq cents euros se déduiront de la somme. 

Et si tu es tentée de n’en lire que la fin, sache que j’ai mélangé toutes les pages. 

Ne dit-on pas que la curiosité est un vilain défaut ? 

Profite de tes vacances. 

Quelqu’un qui te veut du bien. “

Je secoue la tête, c’est une mauvaise blague ou quoi ? Je me jette sur mon téléphone pour consulter mon compte. 20 345 euros. Je n’en reviens pas. Mes yeux clignent à plusieurs reprises.

Je pose la lettre, je me tourne vers le carnet, je le soupèse, j’en caresse la couverture. C’est si tentant. L’ouvrir, une seule fois, juste pour savoir si c’est vrai. 

Les yeux fixés sur mon compte, j’ouvre la première page. Le numéro en haut de page annonce 46. C’est la page 46, le bougre a vraiment tout mélangé. 

Un dernier coup d’œil à mon compte en banque, et je commence ma lecture. Cette page n’a ni queue ni tête pour moi. Les personnages me sont inconnus, et je ne comprends pas les enjeux. Le style est agréable et la lecture me donne envie de continuer. 

Mais avant, il faut que je vérifie, je réactualise mon compte. – 500 euros. 

Quoi ??!!! C’était donc vrai ? Je jète le carnet sur ma table basse. Comment est-ce possible ? Comment peut-il savoir ? Il a mis des caméras ici ? J’ouvre les rideaux à la recherche d’une réponse. Aucun voisin à leur fenêtre. 

Un frisson me parcourt, ça en devient terrifiant. 

Le lendemain, les vacances commencent. Mon vol est dans l’après-midi. Je refais ma valise plusieurs fois, mes yeux ne peuvent s’empêcher de se poser sur le petit carnet noir. Je l’attrape, et je le fourre entre une jupe et un tee-shirt, il faut que j’en parle à mes amies. Elles auront peut être la solution. 

Et puis, si le … je ne sais même pas comment l’appeler… le bienfaiteur ? Oui si le bienfaiteur m’espionne, une fois à l’autre bout de l’Europe, il aura du mal à connaître le moindre de mes faits et gestes. 

Je vérifie de nouveau mes comptes, les 19 845 euros sont toujours là. Incroyable. 

Je me presse pour rejoindre mes amies à l’aéroport, je prends le métro et le train, je ne suis toujours pas sûre que ces milliers d’euros soient réels. Dans l’avion, je fais comme si de rien n’était, mais je suis un peu absente. Comme un ancien amour qu’on essaie d’oublier, le carnet trotte dans mon esprit constamment. 

Arrivées au Airbnb, nous décidons de passer la soirée dehors. Je ne leur ai toujours pas mentionné le carnet. Nous prenons plusieurs tournées et quelques petites douceurs à déguster. La vie est douce et l’air est tout juste assez chaud en cette soirée de printemps, la petite place est charmante. La conversation va bon train, nos amours, nos problèmes de boulot, nos envies, nos rêves, tout y passe. Tout, sauf le carnet. Je ne sais pas pourquoi, je n’ose leur en parler. 

Peut être parce qu’au fond, je sais que cet argent, je ne l’ai pas mérité, et que comme moi, elles vont émettre des doutes quant à sa provenance. 

Puis l’alcool aidant, la question qui brûlait les lèvres de ma copine Mélanie arrive. “Emilie, tu es toujours un peu sur le fil niveau argent, avec ta machine à laver et tout, et ce soir tu te comporte en grande princesse, tu enchaines les verres sans même regarder les prix. Bon ok, c’est pas cher, mais on va bien en avoir pour plus de 40 euros chacune. Alors ne fais pas semblant pour nous, et tu sais que Caro, Julie et moi, sommes aussi partantes pour une bouteille sur la plage, hein ?!”. 

Je n’ai plus le choix, il est temps de leur révéler mon secret. Je leur résume la situation, et pour preuve, je leur montre mon compte, les 20 000 euros puis les 500. Elles doutent, elles me regardent curieuses et effrayées. On décide alors de toutes rentrer. 

Elles observent pendant de longues minutes la lettre, et le carnet, sans oser l’ouvrir. “C’est dingue cette histoire, s’exclame Julie.” Mélanie demande d’une petite voix, si elle peut essayer, si elle peut ouvrir le carnet. “Attends Mélanie, c’est 500 euros quand même, et c’est ceux d’Emilie…” s’écrie Caro. 

Je tends le carnet à Mélanie, je veux savoir si ici aussi les 500 euros vont disparaître, et si c’est quelqu’un d’autre, si ce n’est pas moi ? 

Mélanie l’ouvre précautionneusement au milieu. Page 27 et page 70. Elle en lit le contenu d’une voix claire.  Nous ne comprenons rien de cette histoire. Même les personnages ne semblent pas les mêmes que ceux évoqués à la page 46… 

“On continue ?” demande Mélanie. “Attends un peu”, lui dis-je, je me reconnecte à mon compte et presque instantanément 500 nouveaux euros ont disparu. Je leur fait passer le téléphone. Il n’y a plus de bruit dans la pièce. 

“On croirait un film d’horreur, ton truc.” s’exclame Julie. “Brûle le carnet et n’utilise plus cet argent, ça va finir mal.”. “Cache ce carnet et profite avec nous de tes 19 345 euros ! Oublie d’où il provient, et dis toi que c’est un bon coup du sort.” rétorque Caro.

‘Roh, vraiment ? Vous n’êtes pas curieuses de savoir ?” lance Mélanie excitée. 

Le reste de la soirée s’étend, les enthousiasmes font place à une grande dispute. Caro traite Mélanie d’enfant gâtée, Mélanie traite Julie de trouillarde, et Julie traite Caro de cupide. Tout le monde part se coucher campant sur ses positions. Je garde le carnet, je le cache au fond d’un placard. 

Le lendemain, tout le monde s’excuse et on repart sur un système de vacances dont on a l’habitude. Pique nique et bouteille sur la plage. En compagnie de mes amies, c’est tout aussi agréable que de boire des cocktails élaborés dans un bar branché. 

Pourtant, sur le chemin du retour, le sujet du carnet revient sur la table. Les disputes ont fait place à la peur ou la curiosité. Si j’y ai pensé toute la journée, je ne suis pas la seule. 

Ce maudit carnet va finir par nous gâcher nos vacances. Mais aucune de nous n’est d’accord sur la marche à suivre, et étant la propriétaire du carnet, je prends la décision. 

Je ne vais utiliser qu’un peu de cet argent pendant ces vacances, pas grand chose, mille euros maximum, pour profiter avec elles. Ensuite, je me débarrasserais du carnet. Si Melanie veut le décortiquer ensuite, je lui donnerais. D’accord. 

Les quelques jours qui suivent sont légers, je ne consulte même pas mon compte, je vis avec légèreté, je ne dépense pas à outrance, juste ce qu’il faut pour vivre l’esprit léger. Pourtant mon esprit est loin d’être léger. Je sens le poids de la curiosité. Chaque soir, je suis tentée d’ouvrir mon placard. 

Il m’arrive parfois de prendre le carnet entre mes doigts et de le faire tourner. Il m’obsède, j’ai imaginé mille raisons, mille histoires. Je rêve de savoir ce qu’il abrite, quel secret, quelle révélation. 

L’avant veille du départ, nous sortons tard, l’insouciance des vacances nous a envoyé sur les pistes de danse, on y embrasse des crétois, en riant et en dansant sur des vieux hits des années 2000. C’est une belle soirée. Vers deux heures du matin, Mélanie rentre, prétendant être fatiguée. L’appartement n’est qu’à deux pas. 

 Finalement, quarante minutes plus tard, nous décidons de rentrer à notre tour pour boire un dernier verre sur la terrasse. 

L’appartement est désert, nous ne faisons pas de bruit. On s’installe avec une bouteille de vin blanc sous les étoiles. L’air est frais, je pars dans ma chambre pour attraper un pull. Une lueur étrange éclaire le fond de ma chambre, je pousse un cri et j’allume la lumière du plafonnier. 

Mélanie est assise là, l’air terrifié. Les mains de chaque côté du maudit carnet. L’air coupable, elle bafouille quelques paroles inaudibles. Je comprends tellement sa curiosité. Oui, je suis en colère, mais l’envie d’en défaire avec ce carnet est si forte. 

Caro et Julie nous ont rejoint, que se passe-t-il ? Mélanie tente de se justifier, elle sait qu’elle vient d’être prise en faute. 

Les filles commencent à se crier dessus. Je ne veux pas finir les vacances dans cette ambiance. 

Alors je leur pose une question innocente, si je suis à court d’argent, m’en prêteront-elles ? 

“Tu as tout dépensé ?” demande Caro hagarde. “Bien évidemment que non… Mais ce carnet est une plaie, je veux savoir, vous voulez toutes savoir… Bon peut être que Mélanie un peu plus que tout le monde…” Avec sa lampe frontale sur le visage, elle hoche la tête, et nous éclatons toutes de rire. 

Nous passons toute la nuit sur le carnet, prenant des photos, remettant les pages dans l’ordre. Et nous finissons par lire à haute voix cette histoire. C’est un moment joyeux, une véritable enquête. 

L’histoire est celle de plusieurs amis séparés par l’argent et réunis par la curiosité, elle pourrait s’appliquer à nous. Elle ne nous dit pas d’où vient cet argent, ni qui me l’a envoyé. 

“C’est frustrant quand même, non ? Vous n’avez pas envie de savoir ?” grogne Mélanie. 

Nous hochons la tête. “C’est une enquête qui attendra Paris !”, et nous partons nous coucher. 

Le dernier jour est léger et somptueux, l’amitié est à son apogée et on ne pouvait rêver mieux comme fin de séjour. 

Les 20 000 euros ne sont jamais réapparus. Nous avons passé plusieurs mois à chercher l’expéditeur, mais personne n’a jamais résolu ce mystère… 

Notre amitié n’a fait que se renforcer depuis ce jour-là. Et si aujourd’hui, on me demande si la curiosité est un vilain défaut, je répondrais aussitôt que ça ne l’est pas… 

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